Patrice Mortier nous propose, dans ses grandes toiles urbaines "Tokyo", "Centre Commercial" et "Chicago", de faire confiance à une vision qui s'appuie sur un choix particulier et très personnel.
Il ne s'agit pas dans ce cas d'une opération binaire, écarter un élément au profit d'un autre, mais d'une volonté d'abdiquer une recherche de construction pour devenir un opérateur d'art visuel et prendre le pari de se remettre à un bloc de réalité désincarcéré, produit d'une opération machinique pure, pour poser les bases d'une réflexion à partir d'un présupposé à la limite de l'arbitraire.
De toutes ces difficultés, l'artiste réussit à tirer un excellent parti : un enveloppement dans une réalité sensible d'une ligne abstraite, comme une épure d'une ville à découvrir, une polarité paradoxale qui s'oppose à ce qu'il y a de biographique et de mémoriel dans le désir : nul passé, nulle reconnaissance, nul souvenir ravivé, ses toiles ne sont pas la recherche d'une origine ou d'un objet perdu, mais d'un fonctionnement.
Comme un rêve est placé dans une atmosphère qui lui est propre, une conception devenue composition a besoin de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit particulier.
Les tons froids et saturés crépitent de l'énergie numérique d'une ville, d'une émotion "qui rend à l'esprit le son bouleversant de la matière" pour citer Antonin Artaud, où la réalité n'existe finalement plus qu'attestée par un média : Patrice Mortier extrait la trame numérique de la capture, la décompose pour la réagencer via une technique strictement picturale et la renvoyer sur les chemins de l'analyse. On distingue dans la structure du tableau des ondes, des cordes vibrantes, des points d'énergies que la technique du peintre apprivoise et lie entre eux.
Cette technique permet le paradoxe de la complexité urbaine, la résonance d'une ville dissipée sur une échelle large, sans sacrifice du détail à l'ensemble. Les silhouettes centrales des tours sont les points de repère, phares, cénotaphes qui réaspirent vers leur propre signal l'éparpillement urbain.
Est posée ici également la question des modes de représentation d'une oeuvre ancrée dans l'époque moderne, l'esse est percipi numérique, qui chemine sur les circuits captation/restitution. Existe de nos jours ce qui est stockable et reconvoquable à la demande. Patrice Mortier nous fait finalement entrer dans une stase et nous rend prisonnier du rêve de la machine, sans radicalisation aucune de la critique du progrès. Il évite ainsi l'écueil de l'inquiétude, l'angoisse communautaire humaine face aux poussées des technologies de l'information en nous lançant un pari intéressant : une solution d'appréhender sous forme de concept une sensibilité à l'oeuvre dans nos préoccupations, notre propre regard et nos idées de la perception de notre environnement.
Xavier Leblanc